• Ill. 1. Laurent Pécheux, Études de femme relevée par un homme et de femme agenouillée de dos, crayon noir et craie blanche, lavis brun, 21,8 x 28 cm. Parme, collection particulière.

    Ill. 2. Laurent Pécheux, Études homme drapé, crayon noir, lavis brun et gris, 30 x 28 cm. Parme, collection particulière.

Laurent Pécheux, qui a laissé une autobiographie et deux listes de ses œuvres manuscrites, a fait l’objet d’une importante monographie parue en 1942, par Luigi Cesare Bollea (1877-1934), et d’une exposition présentée à Dole et à Chambéry en 2012-2013 (114 numéros). C’est un artiste étonnamment divers et inventif, apte au grand décor (plafonds de la villa Borghèse à Rome et du palais royal de Turin) comme au portrait princier (les Bourbons de Parme), à l’histoire de la Rome républicaine comme aux évocations anacréontiques, qui a désormais pris sa place dans l’histoire de l’art parmi les figures marquantes du Settecento.

Né à Lyon, Pécheux ne se reconnaît aucun maître dans cette ville, ni à Paris où il passe rapidement dans l’atelier de Natoire. C’est à Rome, où son père le pensionne « pour trois ans » en 1753, que débutera sa carrière (avec des séjours à Parme et à Naples) jusqu’en 1777, date à laquelle il est nommé peintre du roi de Sardaigne à Turin, à la suite d’un concours remporté avec le tableau présenté ici.

Ce qui distingue Pécheux de la plupart des Français qui, de Fragonard à David, se succèdent au palais Mancini, siège de l’Académie de France à Rome dirigée par Natoire, c’est qu’il n’est pas pensionnaire du roi, même s’il est admis à y dessiner. Libre de ses choix, il se détourne rapidement de la « manière » française pratiquée par ses congénères (qui devront, après leur séjour romain, affronter le jugement du public parisien et de leurs maîtres) : manière jugée « facile », décriée par nombre d’Italiens et d’artistes venus de l’Europe du Nord, adeptes d’un art plus sévère et tourné vers l’Antique. C’est dans cette Rome cosmopolite, où prospèrent les idées de Winckelmann, qu’il se découvre de vrais maîtres, Pompeo Batoni (1708-1787), chef de l’École romaine, et Anton Raphaël Mengs (1728-1779), peintre et théoricien ami de Winckelmann. En 1755, attiré par Nicolas Guibal dans l’atelier de Mengs, il s’en fait remarquer par ses dessins d’après l’antique, et établit une « école du nu » parrainée par Batoni. Il exécute quelques commandes pour des clients lyonnais, civils et ecclésiastiques, bientôt relayés par la colossale entreprise de douze grands tableaux sur la Vie du Christ pour la collégiale de Dole – toujours en place – et finira par s’attirer la faveur de grandes familles romaines. En 1776, Batoni, d’un âge avancé, et Mengs, malade et accaparé par la cour de Madrid, lui conseillent de demeurer à Rome, où, dit le second, il est « à la veille de jouer un grand rôle ».

C’est à l’initiative de l’architecte Robert Adam, qu’il exécute entre 1757 et 1761 pour un lord écossais, John Hope, comte d’Hopetoun, deux compositions d’histoire romaine dans un style sévère : Régulus retournant à Carthage et Coriolan, actuellement non localisés (l’esquisse du premier a réapparu depuis l’exposition[i]). Entre ces débuts, qui lui valent de prendre place parmi les « pères fondateurs du retour à l’Antique », autour de Gavin Hamilton dans la Rome des années 1750, quelque trois décennies avant Le Serment des Horaces de David, et les toiles peintes autour de 1800 pour la Galerie Beaumont au Palais Royal de Turin, La Mort de Virginie tient une place particulière dans la carrière de Pécheux peintre d’histoire. La réapparition du tableau, connu par une ancienne photo publiée par Bollea et une série de cinq dessins[ii] est toute récente. Les circonstances de sa réalisation ont été contées par Pécheux lui-même : « Un tableau, toile d’empereur, représentant Virginie devant le décemvir Appius et consignée à Marcus Clodius, qui veut l’emmener chez lui. Ce tableau fut fait en concours de trois autres, et me merita d’être appelé au service du Roy Victor [-Amédée] III en la qualité de son premier peintre et directeur de l’Académie Royale de peinture et de sculpture [à Turin]. » Ce « tableau de chambre »  – entendre de chevalet – est en effet l’épreuve proposée à Pécheux et à un autre peintre – que Vittorio Natale a pu identifier comme étant Étienne de Lavallée-Poussin[iii] – (soit deux concurrents au lieu des quatre prévus) par le comte Malines de Bruino, grand chambellan du roi de Sardaigne, pour choisir le futur directeur de l’Académie royale de Turin. Pécheux, à qui l’on avait dissimulé le véritable enjeu, croyait « faire ce tableau pour Mr. De Breteuil, alors ambassadeur à Vienne [en fait à Paris], qui m’avoit dit, a Son passage a Rome pour Naples, qu’il vouloit que je luy fisse un tableau de l’histoire Romaine. Mais quelle fut ma surprise, lorsqu’ayant emballé et consigné mon tableau à celuy qui m’avoit donné la commission, je fus appelé au bout d’un mois environ et qui me dit, en me remettant trois cents écus Romains : ‘‘ Votre tableau a plu : voicy ce que je suis chargé de vous payer ; mais je le suis aussi de vous demander si vous voudries quitter Rome pour aller servir le Roy pour qui étoit le tableau’’. Je demanday : ‘‘Quel Roy ?’’ ‘‘Le Roy de Sardaigne’’ me répondit-il[iv]. » Pécheux, qui avait refusé une offre semblable quelques années auparavant, alors qu’il était célibataire et menait à Rome « une vie agréable », était à présent père de famille, et accepta le poste, en considérant que la protection du souverain piémontais assurerait la sécurité de sa famille même après sa propre disparition.

Bien que d’un format moyen, celui d’une tela d’imperatore, le tableau ne compte pas moins de trente figures. C’est, de ce point de vue, la composition de loin la plus ambitieuse de Pécheux, qui aime les scènes à nombreux personnages permettant de multiplier caractères et passions. Rappelons le sujet du tableau, dont le titre original, Virginie devant le décemvir Appius Claudius et consignée à Marcus Claudius, est plus conforme au moment choisi que La Mort de Virginie. Il est tiré du livre III de Tite-Live : en 451-450 avant J.-C., Virginie, fille du centurion Lucius Virginius, plébéien, âgée de quinze ans, est promise à Lucius Icilius, tribun du peuple en 454. Le patricien Appius Claudius, décemvir en charge, convoite Virginie et, pour se l’assurer, emploie son client Marcus Claudius, lequel en plein Forum interpelle la jeune fille, la déclarant faussement fille de son ancienne esclave, et donc sa propriété. Le père, Virginius, revenu de de l’armée, poignardera sa fille plutôt que de la voir déshonorée.

Pécheux connaissait bien l’immense tableau (383 x 660 cm) peint sans commande à son retour de Rome par son contemporain Jean-Gabriel Doyen (1726-1806), exposé au Salon de 1759 comme morceau d’agrément à l’Académie royale, et acquis en avril 1760 par le duc Philippe de Bourbon pour sa galerie de Parme, où Pécheux put le voir lorsqu’il séjourna dans cette ville en 1765 pour faire le portrait de l’infante. Pécheux, qui avait eu soin de s’en démarquer, fut piqué d’entendre un cavaliere de la cour de Turin, de retour de Parme, affirmer que son tableau de Virginie ressemblait à celui de Doyen : il fit faire une copie de ce dernier pour prouver l’originalité du sien[v].

Doyen, comme le précise le livret du Salon, représente le second jour du jugement, après que le decemvir a tranché en faveur de Marcus Claudius : au centre, Virginius, revenu de l’armée, affronte le patricien, sa fille Virginie défaille en implorant le ciel ; son bras gauche levé, sa main droite tenue par son père, elle est soutenue par son fiancé Icilius, qui lève le poing droit. « Le peintre a préféré ce moment à l’horreur de celui qui a suivi, où Virginius sacrifia sa fille pour lui sauver l’honneur et la liberté. » C’est cet épisode fatal du père prêt à égorger sa fille que Vincenzo Camuccini (1771-1844) et Guillaume Guillon-Lethière (1760-1832) choisiront de représenter dans leurs toiles de plus en plus vastes, conservées respectivement à Capodimonte[vi] et au Louvre[vii]. La révolte du peuple après ce drame devait entraîner la fin du decemvirat.

Pécheux a opté pour le premier jour du procès, où Appius Claudius « n’ayant pu la séduire [Virginie], engagea Claudius, un de ses clients, à la saisir et à la revendiquer comme son esclave ; mais cette violence ayant excité les cris du peuple, le décemvir n’osa en décider en l’absence de Virginius, qui était à l’armée, et remit la cause au lendemain[viii]. » De fait, le père est absent du tableau, une jeune femme de dos tient le bras droit de Virginie et, de même que la nourrice (témoin de la naissance libre de l’héroïne, dont la mère est morte), implore Appius qui, affalé sur son siège, le haut du corps noyé dans l’ombre de la tente, manifeste son embarras. Virginie est saisie par le bras gauche par Marcus Claudius (l’homme de paille à qui elle est « consignée » selon le titre adopté par Pécheux) et, plus à droite, un licteur de dos repousse le fiancé Icilius éploré et menaçant du poing droit[ix]. Aux deux extrémités, des figures de dos ferment la scène. Placée au premier plan et vivement éclairée, Virginie implore les dieux dans une attitude qui semble renvoyer à une Niobide antique, celle dénommée Psyché[x]. Chacun de ses bras l’enchaîne à une figure – amie à gauche, ennemie à droite – en une sorte de tourbillon opposant la force et la justice : la lutte entre patriciat brutal et plèbe vertueuse s’incarne dans cette scénographie.

On conserve cinq dessins au crayon noir et lavis brun ou gris de figures pour cette composition : une feuille montre parmi d’autres celle du licteur assis sur les marches du trône (repris du Diogène de L’École d’Athènes de Raphaël) ; une autre le groupe de Virginie et l’homme qui la relève, en costume moderne, avec reprise du buste de ce dernier et croquis de la jeune femme agenouillée de dos ; une double étude pour le même homme, cette fois drapé à l’antique[xi] ; une autre double étude du même, où il trouve l’inclinaison à droite que retiendra le tableau, avec une étude pour le licteur debout derrière Virginie. Une dernière feuille est consacrée au spectateur de dos à droite.

Pécheux lui-même a mis en parallèle sa Virginie et son Achille affligé de se voir obligé de céder Briséis à Agamemnon, commencé à Rome et achevé à Turin en 1778[xii] : « L’un et l’autre tableau traitaient d’arguments classiques, du monde épique grec et de l’histoire romaine, et il y avait en eux un même caractère de grandeur et un même contraste [causé] par le beau corps d’une jeune fille disputée par deux adversaires[xiii]. » 

C’est, rappelons-le, pour un Français, le bailli de Breteuil, qui le protégeait aussi bien que ses jeunes compatriotes, pensionnaires du roi, tels Ango et Lavallée-Poussin, que Pécheux croyait faire ce tableau, auquel il mit tous ses soins. Et cette destination supposée n’est pas indifférente si l’on considère que c’est le plus poussinien de ses ouvrages, tant par le format et la proportion des figures, la palette cuivrée que par sa rhétorique. Pécheux était à Rome un familier de la marquise Boccapaduli, chez qui il pouvait méditer la série des Sacrements dal Pozzo.

 

Sylvain Laveissière

 

[i] En 2015 ; Bâle, commerce d’art. Plusieurs autres œuvres inédites de Pécheux ont été découvertes : une Madeleine pénitente grandeur nature datée 1768, entrée au musée de Brou en 2017 (cf. cat. Varia, Lyon, galerie Michel Descours, 2015, p. 48-49 n° 10 notice par M. Korchane) ; une réduction autographe de la Clélie (dont l’original à Chambéry est ruiné) dans une collection privée ; le quatrième élément, L’Air ou Junon demande à Éole de déchaîner les vents contre la flotte d’Enée, sur le marché de l’art parisien en 2015 (cf. cat. 71 et p. 153, 155 note 63) ; La Montée au Calvaire exposée en 1811 (citée p. 60 du cat.) retrouvée par Vittorio Natale dans une collection privée ; un grand dessin du Jugement dernier daté 1813 découvert au Prado par Oriane Lavit. Quatre Académies d’hommes, autrefois exposés à Turin chez Julia Baldin, ont réapparu au Salon du dessin de Paris en 2018 (cf. cat. fig. 5a et 5b), et une rare aquarelle de paysage, un caprice figurant Une villa avec loggia et grand escalier (collection privée).

Deux œuvres présentes à l’exposition sont entrées dans des musées français : L’Adoration des Mages (cat. 60) au département des Arts graphiques du Louvre en 2013 (la date 1759 a été révélée à la restauration) ; Alexandre dans la tente de Statira (cat. 102) a rejoint son pendant, La Mort d’Epaninondas, au musée de Chambéry. Enfin, l’extraordinaire Portrait de la marquise Boccapaduli dans son cabinet de curiosité (repr. p. 2 du catalogue, cf. p. 23 note 39), qui vient d’être légué (2018) par la princesse Laudomia  del Drago aux Amici dei Musei di Roma, est actuellement exposé au Museo di Roma, palazzo Braschi.

[ii] Laveissière, 2012, p. 180 fig. 82a ; les dessins : p. 180-182 n° 82-83.

[iii] Etienne de Lavallée-Poussin (1735-1802), prix de Rome en 1759, est pensionnaire de 1762 à 1766 mais reste à Rome jusqu’en 1777, protégé comme Pécheux par le bailli de Breteuil, ambassadeur de l’ordre de Malte auprès du Saint-Siège. Son tableau du concours pour Turin n’est pas connu ni signalé, ni aucun dessin.

[iv] Autobiographie, dans Bollea, 1942, p. 379-380.

[v] Loda et Pierre, 2012, p. 95 et note 65. M. Korchane (2019, p. 171 et n. 5), qui cite cette publication de peu postérieure à l’exposition Pécheux, estime que « si cet artiste [Pécheux] est piqué d’entendre son tableau mis sur le même plan que celui de Doyen, c’est précisément parce qu’il jugeait le sien digne d’un jugement plus profond. »

[vi] Inv. 6583, huile sur toile, 405 x 705 cm ; commandée par lord Bristol, 1793-1804.

[vii] INV. 6229, huile sur toile, 458 x 778 cm ; datée 1828, mais élaborée à partir de 1795.

[viii] Livret du Salon de 1759, n° 119 : Doyen, Virginie.

[ix] Bollea, p. 78, y voit à tort le père.

[x] Florence, Offices ; remplace l’original, très mutilé, conservé au musée Bardini.

[xi] Voir ces deux derniers dessins dans cat. exp. 2012, n°s 82 et 83.

[xii] Huile sur toile, 110 x 135 cm ; collection particulière ; exposition Pécheux, 2012, n° 85.

[xiii] « L’uno e l’altro quadro trattavano argomenti classici, del mondo epico greco e della storia romana, ed in essi vi erano uguale grandiosità ed uguale contrasto per il bel corpo di una fanciulla, disputata da due contendenti. » (Bollea, 1942, p. 80).

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