• Bernard Pruvost, Le Strapontin à glissières de la Villa Dahomey, encre de Chine, encre pigmentée, acrylique, crayon graphite, crayons de couleur, 70 x 50 cm, collection de l’artiste.

Le Strapontin à glissières de la Villa Dahomey

 

La fabrique du tableau et ses avatars

 

Je crois bien que cette scène – celle que je vais sans tarder évoquer –, comme une ribambelle d’autres, souvent identiques ou presque, se situe dans un lieu – mon atelier, par exemple – où la clarté (comme d’une cérémonie momentanément diaphane) voisine l’obscurité d’aléas ombreux : leur commun attelage sera le papier ou la toile.
 
Pour l’instant, je me tiens sur le seuil désertique et paré d’une silencieuse lividité qu’est encore le papier vierge posé sur la table. Avec un plaisir teinté d’inquiétude, je suis dans l’expectation de commencer à peupler et à animer cette contrée solitaire. Soudain je crée un incident... 
 
Et une autre fois c’est une journée de sudation tropicale, je me penche – pour en apprécier le grain et en éprouver la sensualité au toucher – sur la feuille de papier déroulé, quand, subitement, deux gouttes en taches circulaires viennent l’auréoler, perlant de mon front. Alors, je mélange sans tarder à ces péripé- ties aquatiques quelques menues coulées d’encre qui profilent à grande vitesse des sortes de créatures ailées aux innombrables membres et c’est le début du tableau sous les auspices d’un hasard particulier. C’est ainsi que commence la célébration des épousailles d’éléments et de choses supposés immariables de prime abord. Et un peu plus tard se contorsionnent en tous sens y compris les plus inattendus des éléments adultérés de pantomimes humaines, des illusions faunesques échafaudées et dansées dans des bariolages de peinturlures. Des humeurs de source sauvage, sur un autre versant s’y voient porter par les éclairantes lanternes du clair-obscur sous l’ombre vacillante de postures florales, mentales, cocasses ou funèbres, de gesticulations hilares ou fatales...
 
On dirait que le tableau prend peut-être une allure d’achèvement, véhiculé par le fleuve de l’irrationnel qui l’inonde de formes aussi hybrides que des faux pas, hésitant entre l’humain et l’animal, le végétal et le minéral, l’aquatique et l’aérien, le cosmique et l’organique. Voilà donc en général comment ça se passe.
 
Il arrive que j’établisse un vague plan, quelques esquisses mais tout est invariablement balayé, jeté à la trappe et transformé jusqu’à devenir méconnaissable. Au début je crée un aléa, ce peut être une tache, la projection d’une couleur pure ou diluée, voire l’ébauche d’un motif issu d’une fortuite manœuvre. (Cet épisode peut s’inviter dans n’importe quelle parcelle du papier.)
 
C’est à ce moment que l’ancre est levée et que l’aventure commence. C’est le point de départ, le déto- nateur à partir de quoi vont s’enchainer et s’enchevêtrer toutes sortes d’espèces de faits de peinture. Au bout de quelques heures, de quelques jours, de quelques semaines, le papier qui n’était que le royaume immaculé du vacuum commence à se remplir, à être parcouru par d’incrédibles événements et agitations de l’esprit. Il est devenu une scène d’inventions pures dont le rideau levé dévoile des extravagances s’affairant en tous sens, revêtues d’oripeaux et de frissons dansés: je suis pour l’instant l’unique spec- tateur du premier acte de cette représentation. À chaque fois, la contemplation de ce qui a pris forme, la découverte de ces attroupements, apparagés dans un espace inconnu, m’apparaissent comme issus d’une épatante féerie et me propulsent dans une catégorie inédite d’état second, une volte magique de l’esprit qui ne s’apparente en rien à l’ivresse bachique ou cannabique. C’est une cohorte de sensations qui évolue désormais dans des territoires non cartographiés.
 
À cette question que l’on m’a maintes fois posée, pourquoi peindre ?, je réponds inlassablement que je peins pour le seul et intense plaisir de me livrer à cette très excitante activité. Sans conteste, les longues saisons au cours desquelles je me suis adonné allègrement à la pratique de la peinture n’ont en rien affadi ni érodé cet engouement.
 
À cette question du pourquoi peindre est souvent associée calamiteusement l’idée que le travail est nécessai- rement le moteur obligé de cette activité. C’est une position que je récuse formellement. Pourtant si peindre est une satisfaction et non un labeur, ce n’est pas pour autant que cette action s’entoure d’un quelconque farniente et qu’elle n’aille pas sans fatigue. Peindre n’est pas feindre et demande pour un qui comme moi s’y livre avec passion de s’opiniâtrer avec ardeur. L’acte de peindre peut provoquer doutes et questionnements. D’ailleurs, ce qui donne du piquant à cette aventure consiste à se mettre souvent en périlleuses postures, hésitantes, tâtonnantes jusqu’à l’éventuelle satisfaction du résultat final. Ce qui jamais n’est gagné d’avance. Le plaisir de peindre ne saurait atteindre sa plénitude inexpugnable ni prendre un envol irrésistible sans une entière liberté, laquelle est la condition absolue de son épanouissement. Plaisir et liberté sont à l’image de ces oiseaux de la famille des psittacidés appelés inséparables. Plaisir et liberté tournent résolument le dos à l’entrave, à toute espèce d’enchaînement et de contraintes et à l’observance de règles infondées et dictatoriales. Les seules contraintes – bien que je ne les tienne pas pour telles – pourraient être les dimensions, les formats des supports utili- sés. J’augmente si nécessaire la surface en rajoutant autant que voulues les extensions qui éven- tuellement font défaut. « Rejetons les travaux fastidieux. Ils sont contre la nature de l’homme, contre les rythmes cosmiques, il est contraire à l’homme de prendre de la peine ou pas n’est besoin (...). Le travail fastidieux est inhumain et répugnant. Toute œuvre qui en porte la marque est laide. C’est le plaisir et l’aise, sans raideur ni contrainte qui composent la grâce en tout geste humain1.» On ne saurait mieux dire que Dubuffet.
 
Bernard Pruvost
 
1. Jean Dubuffet, Notes pour les fins-lettrés, in L’Homme du commun à l’ouvrage, Paris, Gallimard, 1973, p. 38.

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