• ill. 1. Pierre Peyron, La Mort d’Alceste, ou L’Héroïsme de l’amour conjugal, Salon de 1785. Huile sur toile, 327 x 325 cm. Paris, musée du Louvre.

    ill. 2. Pierre Peyron, La Mort d’Alceste, ou L’Héroïsme de l’amour conjugal, 1794. Huile sur toile, 97,2 x 95,7 cm. Raleigh, The North Carolina Museum of Art.

Cet Aixois d’origine modeste a été encouragé dans sa jeunesse par Dandré-Bardon à suivre la carrière des arts. Arrivé à Paris en 1767, il entre dans l’atelier de Lagrenée l’aîné, maître auprès duquel il va contracter le goût des formesantiques et le sens de la mesure, aussi bien dans l’expression des sujets que dans le maniement du pinceau. Lauréat du prix de Rome de 1773, il intègre l’École royale des élèves protégés avant Rome, en 1775, en même temps que David primé la même année. Si les noms des deux élèves sont souvent cités comme les plus méritants, Peyron est considéré comme « le plus fort de la bande » du palais Mancini (selon le mot de Pierre, Premier peintre du roi), jusqu’à ce que David accomplisse, en 1780, sa métamorphose. Peyron est révélé au public romain par l’exposition des pensionnaires de 1778, avec la grande esquisse des Jeunes Athéniens et Athéniennes tirant au sort pour être livrés au Minotaure (Londres, Apsley House). Présenté l’année suivante, Bélisaire recevant l’hospitalité d’un paysan (Toulouse, musée des Augustins) apparaît comme un jalon important sur le chemin de la rénovation du grand genre et lui vaut la protection particulière du comte d’Angiviller, directeur des Bâtiments du roi. S’inspirant de l’art de Poussin autant que de l’art antique, Peyron a su éviter le défaut du « style froid » en introduisant dans son imitation plus de naturel que ses aînés Vien (celui de la maturité du moins) et Lagrenée.

Mais sa place dans l’histoire de la peinture française se mesure à l’aune de l’ascension de David, qui ne cesse, à partir de cette date, de progresser et de surprendre. Le rapport de force entre les deux hommes s’inverse lorsque David décide, en 1780, de précipiter son retour à Paris pour y conquérir l’Académie et le public du Salon, tandis que Peyron, moins stratège, préfère prolonger son séjour à Rome jusqu’en 1782 et diffère sa réception à l’Académie jusqu’en 1787. Tandis que David impose sa modernité au cours de la décennie, Peyron peine à convaincre : le pathétisme de sa Mort d’Alceste (Paris, musée du Louvre) pèche par affectation face à l’énergie du Serment des Horaces à l’exposition de 1785, et sa réticence à exposer sa Mort de Socrate (Paris, Assemblée nationale) au Salon suivant, alors que le tableau de David sur le même sujet est acclamé, apparaît comme un aveu d’infériorité. La Révolution prive le peintre des fonctions d’inspecteur général de la Manufacture des Gobelins qu’il devait aux bons soins de d’Angiviller depuis 1785. Les bouleversements politiques ayant réduit les opportunités de commandes, Peyron traverse la période en participant à diverses commissions et tire l’essentiel de ses ressources de dessins d’illustration. Sa santé fragile n’est pas étrangère à son manque d’ambition artistique jusqu’à la fin de sa vie ; s’il conserve le respect et l’amitié de ses pairs, il n’est pas en mesure de faire valoir sa candidature à l’Institut. Se souvenant que son ancien condisciple du palais Mancini avait été pour lui un exemple avant de devenir un rival, David déclara sur sa tombe : « Peyron m’a ouvert les yeux1. »

La mort d’Alceste est le sujet d’une commande royale de dix pieds carrés que Peyron exposa au Salon de 1785 sous le titre de L’Héroïsme de l’amour conjugal (ill. 1). Le peintre expliqua dans le livret le moment de la tragédie d’Euripide qui l’inspira plus particulièrement : « Alceste s’étant dévouée volontairement à la mort pour sauver les jours de son époux, fait ses adieux à son mari que le désespoir accable ; et, après lui avoir fait promettre de rester fidèle à sa mémoire, elle lui confie ses enfants, dont elle est entourée, et qui, baignés de larmes, participent à la douleur d’une si cruelle séparation, à la proportion de leur âge. Les femmes plongées dans la tristesse remplissent le Palais de deuil, et la statue de l’hymen est voilée à jamais, comme ne devant plus éclairer d’autres embrassements2. »

Le sujet larmoyant exprime parfaitement le genre de sensibilité de Peyron, ancré dans un dix-huitième siècle qui cultive le goût du pathos, sans oublier la leçon funèbre du Testament d’Eudamidas de Poussin (Copenhague, Statens Museum for Kunst), maître ancien qu’il prise au plus haut degré. Mais la surenchère lacrymale, amplifiée par la tonalité sombre de la scène, vise aussi à dépasser le précédent de David sur le thème de la déploration conjugale, La Douleur d’Andromaque, exposé deux ans plus tôt (Paris, École nationale supérieure des beaux-arts, dépôt au musée du Louvre). Dans une lettre à Jean-Baptiste Descamps, Charles-Nicolas Cochin a parfaitement analysé cette erreur de stratégie de la part de Peyron et des autres rivaux de David, au moment où ce dernier, prenant le contre-pied de ses recherches précédentes, impose le nouveau standard héroïque du Serment des Horaces : « David a été le véritable vainqueur du Salon […] son tableau était au dessus de tous les autres, d’autant plus qu’il a abandonné cette couleur noire qu’il avait mise à la mode, et que les autres n’ont saisie qu’à son imitation. C’est un piège qu’il leur a tendu involontairement. […] Vincent et Peyron ont été principalement les victimes de cette mauvaise mode. […] celui qui perdait le plus était Peyron qui sans nécessité […] s’était avisé de rembrunir tout son tableau au point qu’à peine voyait-on ce que faisaient les figures3. »

C’est précisément ce défaut que le peintre a corrigé dans une seconde version de La Mort d’Alceste, réduite au format d’un tableau de cabinet, datée de 1794 (ill. 2), dont le succès est par ailleurs attesté par notre réplique autographe4. L’éclaircissement de la palette, s’accordant à un clair-obscur moins vif, donne toute son éloquence au langage pathétique des drapés tombants, dont Peyron aime revêtir ses figures jusqu’à l’excès. Il a également apporté à la composition des changements qui en renouvellent l’intérêt, dans les positions et les postures des figures. La seule différence qui distingue notre exemplaire de celui de Raleigh est son format plus large de dix centimètres, donnant un peu plus d’air à la scène que le format rigoureusement carré de la commande royale originelle, plus contraignant. Peyron répéta souvent ses compositions pour répondre à la demande des amateurs. Ces répliques de ses oeuvres les plus admirées contribuèrent à prolonger sa renommée lorsque, après 1789, ses nouvelles productions étaient reçues dans l’indifférence. (M.K.)

 

 

 

1. T. B. Emeric-David, « Peyron », Biographie universelle ancienne et moderne, XXXIII, Paris, p. 553. La monographie de Pierre Rosenberg et Udolpho van de Sandt, Pierre Peyron, 1744-1814, Neuilly-sur-Seine, Arthena, 1983, reste l’ouvrage de référence sur l’artiste.
2. Explication des peintures, sculptures et autres ouvrages de Messieurs de l’Académie royale […], Paris, 1785, p. 41-42, n° 178. Voir Rosenberg et Van de Sandt, 1983, p. 120-122.
3. Cochin à Descamps, 21 octobre 1785, voir Christian Michel (éd), « Lettres adressées par Charles-Nicolas Cochin fils à Jean-Baptiste Descamps », Correspondances d’artistes des XVIIIe et XIXe siècles, Archives de l’art français, XXVIII, Nogent le Roi, Jacques Laget, 1986, p. 97.
4. Sur la version de Raleigh, voir la notice d'Udolpho van de Sandt dans Alan Wintermute (dir.), 1789 : French Art During the Revolution, cat. exp. New York, Colnaghi, n° 41, p. 260-265. U. van de Sandt a confirmé que notre version était une réplique autographe du tableau de Raleigh.

Réduire

Lire la suite

Fiche de l'artiste

Autres oeuvres

Imprimer


Autres oeuvres de cet artiste