Tête hagarde régnant difficilement sur deux ou trois lanières

(sont-ce des lanières, des bouts d’intestins, des nerfs dans leur gaine ?)

La nuit remue (1935), p. 41.

 

Élevé dans une famille aisée de Bruxelles, Henri Michaux aura très rapidement accès à l’univers des lettres. Engagé comme matelot, il découvrira Lautréamont au-dessus de l’océan et s’engagera dès lors dans l’une des productions littéraires les plus originales du siècle. Proche des milieux surréa­listes belges (puis, plus tard, de la revue CoBrA), il aura une production poétique régulière, mais entrecoupée d’expériences plastiques qui le ren­dront « ambidextre », c’est-à-dire maniant aussi bien le stylo que le pinceau. Mais cette arrivée de la peinture ne fut pas sans encombre, comme il l’écrit lui-même dans Émergences-Résurgences : « Né, élevé, instruit dans un milieu et une culture uniquement du “verbal”, je peins pour me décondi­tionner. » Malgré tout, il est difficile de regarder la peinture d’Henri Michaux sans évoquer sa poésie. Les deux sont inséparables, qui viennent à l’artiste comme des visions, des apparitions qu’il lui appar­tient ensuite de fixer de manière précaire sur le papier. Dans Émergences-Résurgences, texte crucial pour comprendre la genèse de son travail plastique, Michaux écrit : « Viennent quelques personnages et des têtes, irrégulières, inachevées surtout. Tiens, pourquoi pas des plantes, des animaux ? »

 

La forme apparaît malmenée, torturée dans ses peintures. Têtes et formes sont en continuelle trans­formation, que le dessin essaie de fixer. « Visages butés que le pas a parfois croisés et même bouscu­lés dans un geste de vertige. Visages dépourvus de parole. Bouches escamotées d’où jaillissent à peine quelques sons : rauques et gutturaux », écrit Yves Peyré dans En appel de visages (1983). Dans notre oeuvre, c’est effectivement un escamotage en règle qui empêche la forme corps-paysage d’apparaître pleinement, dans une esthétique tout à fait typique de l’oeuvre de Michaux : qu’elle soit visuelle ou poétique, la forme échappe toujours.

 

En 1967, après avoir pendant plus de quinze ans peint à l’encre de Chine, Michaux use de nouvelles techniques : l’acrylique et la gouache. Elles vont lui permettre un profond renouvelle­ment par rapport aux peintures précédentes. La peinture est parfois pressée directement du tube sans passer par l’intermédiaire du pinceau. Voici arriver une matière plus épaisse, accrochant aux pores du papier. Dans ces traits inscrits avec force sur le papier, on sent la trace du geste, la lutte du peintre avec le support. Parmi ces lignes denses, plus claires lorsque la couleur se raréfie, se suc­cédant parfois en hachures rapides, apparaissent des visages, des formes animales et humanoïdes d’une grande violence. Nul n’a mieux résumé notre émotion devant ces œuvres que l’auteur lui-même : « Plutôt que les traits, leur évanescence venait à ma rencontre, fantômes qu’une émotion éponge. […] C’est tout traversé, partagé, dissous et dissolvant, un visage ; ou c’est sur l’invisible que l’on bute. Et toujours restent les yeux chargés d’un autre monde1. » (P.R.)

 

1. Émergences-Résurgences, éditions Albert Skira, coll. « Les sentiers de la création », 1972, p. 116.

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