• ill. 1. Photographie d’Henriette et Jeanne Bardey en compagnie d’Auguste Rodin et de sa compagne Rose Beuret, dans sa maison du 14, rue Robert à Lyon (6e arr.), conservée au musée des Arts décoratifs de Lyon.

« L’art de Mme Bardey s’exprime par la pointe comme par l’ébauchoir [...]. Elle emprunte aussi tous les moyens d’expression : la terre, le bronze, le marbre ou le plâtre, la mine de plomb, le pastel, l’aquarelle, la pointe sèche ou l’eau-forte1. » Ainsi est reconnu le talent de Jeanne Bardey (née Bratte) en 1924 dans une énumération qui rend compte de la variété de ses activités artistiques. Bardey commence son apprentissage de la peinture à Lyon, dont elle est originaire, auprès de Jacques Martin (1844-1919), puis continue sa formation sous la direction du peintre François Guiguet (1860-1937) à Paris où elle rencontre Auguste Rodin (1840-1917) vers 19092. Elle envoie régulièrement ses dessins au sculpteur, tout en cherchant à établir une proximité artistique : « [...] pour communiquer avec vous, je me suis mise à dessiner n’est-ce pas la plus belle manière de se comprendre3 ? » écrit-elle. Même lorsqu’elle s’attelle à la sculpture en suivant son enseignement, le dessin est primordial comme elle le déclare avec emphase dans une lettre : « [...] c’est dans la fièvre que je dessine maintenant. J’aimais le dessin et je l’adore maintenant. Je ne puis plus m’arrêter de dessiner car lorsque je dessine je suis ivre de bonheur4. »
 
Le corpus de son œuvre graphique témoigne de la diversité des médiums employés ainsi que des styles et techniques qu’elle maîtrise : Bardey utilise aussi bien la ligne souple et libre dans ses dessins « surprenants de charme, de vivacité et de naturel5 », que la rigueur de la pointe sèche, scrutant ses modèles avec précision. C’est ce dernier aspect de sa technique qu’elle met au profit de la recherche scientifique dans des dessins réalisés dès 1909 qui fixent les expressions des visages des patients de l’hôpital psychiatrique de Villejuif et la Pitié Salpêtrière. Bardey contribue ainsi à l’étude des pathologies dans le cadre du laboratoire de Morphologie de l’École des Hautes-Études avec lequel elle travaille à partir de 19126. Cette année-là, le critique Camille Mauclair s’intéresse à Bardey et à sa pratique du dessin – qu’il compare à une écriture – dans un article intitulé « Les dessins de Mme Jeanne Bardey » et qui l’introduit auprès du public parisien. Mauclair mentionne Rodin tout en soulignant que les deux artistes «diffèrent profondément par l’intention psychologique » de leurs dessins respectifs : lui « cherche des synthèses de formes et des analogies » alors qu’elle sonde la « préoccupation intérieure de l’être qu’elle guette », comparant la démarche de la dessinatrice à celle « du romancier qui observe7 ».
 
Elle s’intéresse à la figure humaine, réalise des portraits de modèles anonymes puis de ses proches et de personnalités politiques ou d’artistes8. Dès 1910, Jeanne Bardey, qui signe ses missives au maître « votre élève » jusqu’en 1916, souhaite faire un portrait de Rodin :
 
Je désire beaucoup tracer vos traits, pourrai-je obtenir de vous voir quelques fois ou bien pourriez-vous me remettre quelques portraits de vous en photographies que je vous rendrai après, mais il me semble que c’est un devoir à remplir en même temps que mon plus grand bonheur9.
 
Notre portrait est un dessin effectué à partir d’une photographie (ill. 1) prise en 1916 dans la maison de Jeanne et Henriette Bardey au numéro 14 de la rue Robert à Lyon, où Rose Beuret et Rodin séjournent quelques jours cette année-là10.
 
L’image montre les trois femmes entourant Rodin, s’appuyant sur sa main gauche, portant ses lunettes et son béret noir, immortalisé dans les derniers clichés pris par Pierre Choumoff (1872-1936) dont Portrait de Rodin coiffé d’un large béret11 en 1917. Dans notre dessin, Bardey choisit d’isoler le sculpteur du groupe tout en gardant sa position pensive, entre décontraction et réflexion. Alors que le fond et le reste du corps sont traités de façon allusive, Bardey met l’accent sur le visage et la main – l’outil – de l’artiste, dans une démarche d’ « analyste intense du caractère12 ». Le modèle fixe intensément le spectateur et l’intelligence du regard semble percer les verres de ses lunettes. Dans ce portrait Bardey témoigne ainsi de la familiarité qu’elle entretient avec lui et sa date n’est pas anodine. En 1916, un an précédant la mort du sculpteur, Bardey est au cœur de ce qui a été appelé «la bataille du musée Rodin13 ». En effet, Rodin fait donation à l’État de sa collection en 1916 en vue de la création de son musée et prévoit dans son testament de désigner Bardey sa légataire universelle avec Rose Beuret mais l’artiste est écartée par des proches de Rodin, dont Judith Cladel14. La même année, en 1916, Bardey réalise le portrait du sculpteur en terre cuite peinte imitant le bronze15, ainsi que d’autres effigies du maître comme on peut le constater à la lecture du catalogue de sa rétrospective lyonnaise de 1956 organisée par sa fille Henriette Bardey: on y recense plusieurs portraits de Rodin datés de 1916 ; un buste de Rodin en bronze (n° 10), ainsi que des œuvres graphiques avec un Groupe de trois personnages dont Rodin (n° 98), Rodin de profil (n° 99), et un portrait de Mme Rodin (n° 97)16.
Si elle n’a pas pu se faire la récipiendaire officielle de la mémoire du sculpteur, Bardey trouve d’autres moyens pour valoriser et montrer ce lien, au-delà du simple lien de maitre à élève, qu’elle a entretenu durant des années avec lui. En 1924 est publié son recueil de quinze gravures17 d’après des œuvres de Rodin sous le titre Quinze estampes d’après Auguste Rodin18, exposées entre autres œuvres à la Librairie Helleu et Sergent de Paris. La presse mentionne le souvenir du sculpteur :
 
[Rodin est] présent, non seulement par quelques portraits, pointes sèches exécutés d’après nature et dont il donna lui-même le bon à tirer, inscrit dans la marge de l’épreuve exposée mais encore dans quinze planches où Mme Bardey a reproduit avec un soin pieux, quinze œuvres de Rodin, ne craignant pas d’apporter à une mémoire chère, le témoignage d’une admiration qui s’affirme et qui décrit, avec une scrupuleuse exactitude, en exaltant leur beauté quelques statues ou dessins aujourd’hui célèbres dans le monde entier19.
 
Il est aussi intéressant de noter un procédé dans ces gravures qui est similaire à celui que l’on retrouve dans notre portrait de 1916, particulièrement souligné dans ce même article :
 
Ce ne sont pas de froides copies qu’apporte Mme Bardey, c’est une interprétation qui anime les formes et les recrée, que ne saurait faire, en aucun cas, une copie objective ou photographique. Ici l’œuvre d’art est prétexte à une autre œuvre d’art, car elle est servie par une admiration émue20.
 
La photographie dont Bardey se sert pour dessiner notre portrait de Rodin de 1916 est aussi une interprétation à partir d’un autre matériau, et montre ainsi la fluidité de l’artiste dans son utilisation des modèles. Elle s’approprie l’image du maître, et impose aussi sa propre marque en glissant des portraits de Rodin qu’elle a exécutés dans son recueil Quinze estampes d’après Auguste Rodin aussi connu sous le titre Hommage à Rodin21. Elle se place ainsi en héritière symbolique du sculpteur décédé sept ans plus tôt. 
 
À la suite de son éviction de 1916, Bardey entreprend des voyages à l’étranger avec sa fille Henriette, puis, à partir de 1938, elle se rend à plusieurs reprises en Égypte où ses séjours au contact de la vie locale et des monuments enrichissent sa production artistique22. Son goût pour l’antiquité égyptienne daterait des années 1910, période où elle commence à collectionner des objets, une pratique qu’elle partage avec Rodin et bien d’autres artistes de l’époque23. Elle est aussi proche de milieux égyptophiles à Lyon, auxquels appartient l’égyptologue Alexandre Varille (1909-1951) qu’elle rejoint en Égypte en 1938 avec sa fille Henriette24. Là-bas, Bardey procède à des relevés archéologiques des temples, aujourd’hui conservés au musée des Arts décoratifs de Lyon. Jeanne Bardey semble avoir entretenu des relations amicales avec les Varille puisque Mathieu Varille (1885-1963) permet l’organisation en 1940 d’une exposition des œuvres de Bardey à la galerie Troncy à Lyon, et possédait notre dessin de 1916.
 
Eva Belgherbi
 
1. Édouard Fonteyne, «Alfred Veillet. – Le Japon vu par M. Dantus – Groupes d’artistes. – A Lyon.», L’Homme libre : journal quotidien du matin, 29 mai 1924, p. 2.
2. Anne Rivière, Dictionnaire des sculptrices, Paris, Mare & Martin,?2017, p.63.
3. Lettre de Jeanne Bardey à Auguste Rodin, datée du 7 août 1909, dossier correspondance Jeanne Bardey, BAR-386, Paris, musée Rodin.
4. Lettre de Jeanne Bardey à Auguste Rodin, datée du 26 décembre 1909, dossier correspondance Jeanne Bardey, BAR-386, Paris, musée Rodin.
5. Camille Mauclair, « Madame Bardey », L’Art et les artistes, avril 1913, p. 135.
6. Une carte de visite adressée par Jeanne Bardey à Auguste Rodin datée du 15 décembre 1915 indique son poste officiel : « Madame Jeanne Bardey / Dessinateur du Laboratoire de Psychologie pathologique de l’École pratique des Hautes Études », dossier correspondance Jeanne Bardey, BAR-386, Paris, musée Rodin.
7. Camille Mauclair, «Les dessins de Mme Jeanne Bardey », L’Art décoratif, 20 mai 1912, p.296-297.
8. Voir les titres des œuvres figurant dans les listes des expositions de Jeanne Bardey établies par Clément Migeon, « La rencontre avec l’Orient : l’Égypte de Jeanne Bardey », Mémoire de master en sciences de l’information et des bibliothèques : Cultures de l’écrit et de l’image : Villeurbanne, ENSSIB, sous la direction de Philippe Martin et Maximilien Durand, 2016-2018, 3 vol., annexes vol. II, p. 20-25.
9. Lettre de Jeanne Bardey à Auguste Rodin, datée du 30 décembre 1910, dossier correspondance Jeanne Bardey, BAR-386, Paris, musée Rodin. 
10. Migeon, op. cit., vol. II, annexes a, p. 10.
11. Pierre Choumoff, Portrait de Rodin coiffé d’un large béret, 1917, épreuve gélatinoargentique, 22 x 17 cm, Paris, musée Rodin, Ph. 00874.
12. Mauclair, op. cit., 1913, p. 137.
13. Voir Hubert Thiolier, Jeanne Bardey et Rodin : une élève passionnée, la bataille du musée Rodin, Bron, H. Thiolier, 1990 ; Rose-Marie Martinez, Rodin, l’artiste face à l’État, Paris, Séguier, 1993.
14. Rivière, op. cit., p. 63.
15. Migeon, op. cit.,vol. II, annexe a, p. 16.
16. Catalogue de la rétrospective des œuvres de Madame Bardey à la chapelle du lycée Ampère, Lyon, du 7 au 30 juin 1956. 
17. Une série de « gravures dont 15 d’après l’œuvre de Rodin » était déjà exposée à la Galerie Bernheim-Jeune, Paris, du 3 au 13 octobre 1921.
18. Quinze estampes d’après Auguste Rodin, par Jeanne Bardey, Paris, Helleu et Sergent, 1924.
19. René-Jean, «Parmi les petites expositions», Comœdia, 13 janvier 1924, p. 3.
20. René-Jean, id.
21. Une réclame pour ce recueil précise : « Quinze estampes d’après Auguste Rodin. Paris, Helleu et Sergent, 1924 ; peu. In-fol., en ff., dans un carton. (474) 150 fr. Album de 15 estampes, la plupart tirées à 25 épreuves num. seulement sur papier vélin blanc. On y joint 11 portraits de Rodin, dont plusieurs gravés par Mme Bardey, tirés sur divers papiers. » Comœdia, 6 janvier 1924, np (Documentation du musée Rodin, Paris).
22. Le remarquable travail de Clément Migeon sur les liens entre Jeanne Bardey et l’Égypte apporte un éclairage nouveau sur le fonds Jeanne Bardey conservé au musée des Arts décoratifs de Lyon ainsi que sur ses liens avec la famille Varille.
23. Migeon, op.cit., vol. I, p. 33. Cette collection de Jeanne Bardey est conservée au musée des Arts décoratifs de Lyon et Clément Migeon en a réalisé l’inventaire dans son mémoire d’étude cité plus haut.
24. Migeon, op.cit., vol. II, annexe a, p. 14.

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