C’est sans doute une double qualité distinctive des grands artistes : d’un côté, ils développent une écriture personnelle, à part, singulière, qui permet d’identifier leur oeuvre instantanément, mais ils ne cessent,  également, de renouveler leur langage, de chercher de nouvelles formes, d’expérimenter des chemins de traverse, afin de conduire leur quête le plus loin possible. Fred Deux fait partie de ces grandes figures de la deuxième moitié du XXe siècle qui, bien que discrètes et ayant mené une vie recluse, en marge du milieu officiel, méritent d’être redécouvertes et établies à leur juste place, sans pour autant tomber dans la panthéonisation stérile et froide.

En 1948, Fred Deux découvre l’oeuvre de Paul Klee en consultant, par hasard, alors qu’il est libraire à Marseille, le catalogue de l’exposition qui fut consacrée à l’artiste suisse au MoMA de New York en 1941. Cette plongée le libère totalement et le conduit à contracter une « Kleepathologie » pendant plusieurs années durant lesquelles il revendique également sa dette envers Wols, Michaux, Matta, Brauner ou Ernst qui influencent sa relation à la création et ses recherches sur la « tache », paysage intérieur, qui peut faire surgir le dessin dans la couleur. La série des « Otages » marque une articulation décisive dans le parcours du dessinateur, de l’écrivain et du conteur, qui désormais, au début des années 1960, associe étroitement les trois activités : les premiers enregistrements au magnétophone de 1962 provoquent d’ailleurs les deux autres médiums. Après la période noire, constituée de dessins mettant en scène des figures totémiques, « des corps gigognes, entre fornication, enfantement et magie noire1 », qui est contemporaine de la publication de son premier roman autobiographique, La Gana, en 1958, sous le pseudonyme de Jean Douassot, Fred Deux bifurque radicalement sur le plan graphique et laisse s’exprimer d’une tout autre manière ses pulsions. Pierre Wat décrit parfaitement ce changement de cap : « Une mutation radicale (sans doute la plus violente de toutes) s’opère, d’un dessin qui isole à un dessin qui réunit : de la représentation de figures distinctes, si nettement isolées sur des fonds blancs qu’elles en paraissent coupantes, à une dissolution/fusion de la forme dans un fond vivant2. » S’étant remémoré, par l’intermédiaire de la fiction littéraire, les premières années de son histoire personnelle, ce qui lui a permis de se détacher, au moins en partie, de ses obsessions et de son enfance douloureuse, il devient infiniment plus disponible pour laisser venir sur le papier d’autres expériences et accueillir à sa table de travail une plus vaste exploration du monde. Exploration intérieure, exploration de territoires mentaux : chaque dessin est un nouveau voyage, une proposition de cartographie d’un lieu qui reste à défricher. Ou encore exploration des infinies ressources du monde du dessin. Fred Deux réalise des empreintes de tissus, intervient au crayon sur des fonds aquarellés ou salis, à d’autres moments dilue ou sculpte des taches. Les « Otages » sont l’amorce du travail organique qui caractérise l’oeuvre de Fred Deux dans les années 1970 et qui aboutit dans deux ensembles majeurs de cette décennie : les Spermes colorés et les Spermes noirs dont notre dessin fait partie. « L’oeuvre tout entière prend soudain l’allure d’un tissu organique dans lequel chaque trait, chaque molécule est à la fois unique et partie d’un grand tout, telles les cellules d’un corps infini3. » L’artiste opère une rencontre saisissante entre un dessin extrêmement minutieux exécuté au graphite, exploration de notre part la plus intime, cachée, et viscérale, puis un geste pulsionnel libre et instinctif qui renoue avec les première taches, action qui rebat les cartes, qui rejoue une situation. L’association de ces deux postures opposées lui permettant de faire revenir au premier plan la question sexuelle à laquelle il fut initiée enfant, entre terreur et fascination. (G.P.)

 

 

 

1. Pierre Wat, Le Monde de Fred Deux, Paris/Lyon, Lienart/Musées des beaux-arts, 2017, p. 60.
2. Pierre Wat, « La vie elle n’est pas », Fred Deux. L’alter ego, Paris, Centre Pompidou éditions, « Cabinet d’art graphique », 2004, p. 23.
3. Ibidem.

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