• Ill. 1 : Jean Lepautre (attribué à), d'après Henri Gissey (?), Scaiamuzza so Memeo Squaqueia, gravure, collection particulière.

    Ill. 2 : Pietro Paolini, Tiberio Fiorilli en Scaramouche, huile sur toile, 92 x 130 cm, collection particulière.

    Ill. 3 : Pietro Paolini, La Bonne Aventure, huile sur toile, 108 x 170,2 cm, Auckland Art Gallery Toi o T maki.

    Ill. 4 : Pietro Paolini, Portrait d'homme, huile sur toile, dimensions inconnues, collection particulière.

    Ill. 5 : Pietro Paolini, Martyre de saint Bartholomé, huile sur toile, 253 x 173 cm, Lucques, Museo Nazionale di Villa Guinigi.

    Ill. 6 : Pietro Paolini, Jeune violoniste, huile sur toile, 84,5 x 69,9 cm, Madison, collection S. H. Kress.

    Ill. 7 : Pietro Paolini, Les Ages de la vie, huile sur toile, 118 x 158 cm, Lucques, collection P. Mazzarosa de'Vincenzi.

UN IMPORTANT TABLEAU « THÉÂTRAL » DE PIETRO PAOLINI

 

Représentant l’acteur Tiberio Fiorilli dans le rôle de Scaramouche entouré de deux comparses, ce remarquable tableau est important pour l’histoire de l’art autant que pour celle du théâtre. Tiberio Fiorilli (Naples, 1608 – Paris, 1694) devient fameux en interprétant ce personnage burlesque, hérité de son frère aîné Giovan Battista et avec lequel il monta sur les scènes italienne et française pour plus d’un demi-siècle. L’évaluation du rôle de Fiorilli dans l’histoire du théâtre du XVIIe siècle est relativement récente. Les années 1980 en particulier ont vu la publication d’études approfondies sur le sujet et la découverte de nouveaux documents a contribué à mieux mettre en lumière la personnalité du comédien1. Pendant des siècles sa physionomie et sa biographie se sont confondues avec son personnage, en raison notamment de la grande fortune du texte d’Angelo Costantini, La Vie de Scaramouche, fortement inspiré de romans picaresques espagnols, publié en 16952, peu après la mort de Fiorilli.

La figure de Scaramouche (ou Scaramuccia) dérive du « Capitan », le querelleur napolitain toujours enclin à déclencher des bagarres avant de s’enfuir. Tout en lui maintenant le costume noir, typique des nobles espagnols, Fiorilli apporta des changements au personnage en lui retirant l’épée et le masque. Comme l’écrit Teresa Megale3, la très longue et prodigieuse carrière de Fiorilli, initiée dans le cercle familial, fut constellée de succès répétés et ne sembla connaître ni crise ni stagnation, devenant rapidement matière à un mythe. Tenu pour le maître de Molière, l’acteur napolitain, après Tristano Martinelli et Giovan Battista Andreini, contribua de façon déterminante au succès et à l’enracinement du théâtre italien en France. Doué de vivacité, d’agilité, d’une gestuelle précise et surprenante, il sut dépasser les limites de la récitation en valorisant pleinement ses ressources mimiques, conquérant la faveur du public étranger. Comme Scaramouche, personnage comique composé des archétypes du zanni et du capitan, revêtu d’un habit noir, avec la guitare à la place de l’épée et le visage découvert, il était en mesure de jouer de la musique, de chanter, de danser sur scène, réussissant à « figurer par les postures de son corps, et par les grimaces de son visage, tout ce qu’il voulait4 ».

Le succès de Scaramouche à la cour de France, où il arriva en 1640, fut immédiat et certes non immérité : Molière, qui alternait avec lui sur la scène du Petit Bourbon, ne manqua pas de reproduire non seulement son style, mais aussi certaines de ses farces et certains de ses personnages, inventions très originales du comique italien (par exemple dans la comédie Le Sicilien ou l’Amour peintre). Fiorilli fut aussi directeur de la Comédie-Italienne du théâtre de l’Hôtel de Bourgogne à Paris5.

J’ai pu établir l’identification entre le protagoniste du présent tableau et l’acteur napolitain à la faveur de deux circonstances. Une gravure attribuée à Jean Lepautre, probablement d’après un dessin d’Henri Gissey, nous a transmis l’image de l’acteur dans le costume de Scaramouche (ill. 1). C’est sur cette base que Maria Ines Aliverti6 a pu identifier un portrait de l’acteur dans un tableau qui pourrait constituer un pendant à celui faisant l’objet de cette notice ; du moins présente-t-il de nombreuses similitudes de composition avec celui-ci, en plus du même personnage (ill. 2). Fiorilli y est figuré au centre de la composition en costume de Scaramouche, flanqué d’un personnage féminin à droite – dans lequel il faudrait peut-être reconnaître la femme du comédien, Lorenza Isabella Del Campo – et d’un personnage masqué à gauche. L’habit du protagoniste, entièrement noir, avec deux longs gants de peau et un couvre-chef rond plaqué sur le front, est le même que celui figuré sur la gravure et dans notre peinture. Comme on peut le noter, dans celle-ci, Fiorilli, dans son costume fétiche, est accompagné de deux personnages, un enfant espiègle à gauche, tout vêtu de rouge, et la fruste figure d’une matrone à droite.

La toile publiée par Aliverti (qui ne mentionne pas ses dimensions ni sa localisation, signe manifeste que l’intérêt de la spécialiste se porte vers l’histoire du théâtre plus que vers celle de l’art) a été attribuée à Pietro Paolini sur la suggestion de Pierre Rosenberg. Cette convaincante proposition peut être étendue à la présente toile, qui montre clairement – encore davantage peut-être que celle précédemment publiée – les caractères distinctifs du style du peintre lucquois. Toutes deux confirment par ailleurs l’importance que devait avoir pour Paolini le monde du théâtre et invitent à orienter les recherches
futures sur l’artiste dans cette direction.

Fiorilli fut patronné par les Médicis et Florence devint sa ville d’attache, jusqu’à ce qu’il s’établisse à Paris, à la fin de 1640, où il allait se fixer pour des périodes toujours plus longues (la première dure jusqu’en 1647). Cette donnée, dans la perspective à la fois historique et artistique de notre examen, est particulièrement précieuse pour tenter de situer l’exécution de son portrait. Paolini effectua un long séjour à De retour à Lucques, Paolini fit un séjour à Venise (dont la durée est incertaine) ; entre 1630 et 1631 il dut revenir définitivement dans sa ville natale, qu’il ne semble plus avoir quittée jusqu’à sa mort en 1681. La présente toile fut donc certainement exécutée avant 1640, mais il est difficile d’établir si ce fut durant la troisième décennie, peut-être encore à Rome, ou au début de la suivante, peu après que le peintre fut rentré à Lucques.


Les circonstances de la rencontre fructueuse avec Fiorilli – deux portraits à ce jour – restent inconnues et Paolini pourrait avoir fréquenté l’acteur aussi bien à Rome qu’en Toscane, lorsque ce dernier y résidait – quoiqu’on ignore quand précisément. Une datation entre 1625 et le début des années 1630 est confirmée par les analogies stylistiques que notre toile présente avec les oeuvres datables de cette séquence chronologique : La Bonne Aventure de la City Art Gallery d’Auckland (ill. 3) présentant la même structure horizontale mais d’une datation peut-être plus tardive ; très proche me semble aussi le Portrait d’homme dit Marchesi naguère dans la collection Koelliker à Milan (ill. 4), avec le visage du protagoniste somatiquement similaire à celui de Fiorilli, sensiblement plus, à mon sens, que celui du supposé Acteur du portrait de la Pinacothèque vaticane, dans laquelle Aliverti voit une grande ressemblance avec la physionomie de Fiorilli11.

L’oeuvre se situe aussi à proximité du Martyre de saint Bartholomé du Museo Nazionale di Villa Guinigi à Lucques (surtout pour ses affinités avec les visages des figures du second plan) (ill. 5), du Violoniste de Madison (transparence dans la peau du visage, la même forme ovale) (ill. 6) et de la remarquable toile avec les Âges de la vie, dans la collection Mazzarosa à Lucques (ill. 7), où se retrouve la composition horizontale avec les visages des personnages caractérisés par une structure convexe et ovale. De notables affinités se perçoivent également dans les visages un peu caricaturaux du tableau des Bari d’une collection particulière parisienne, dans lequel se trouve suspendu un masque à droite qui confirme l’intérêt – diffus dans un grand nombre des oeuvres du Lucquois – pour la musique et le théâtre12.

Il reste enfin à préciser quelques éléments sur la provenance de l’oeuvre. Si on en retrouve la trace en Espagne au XIXe siècle, on ne sait rien de son parcours antérieur. Dans l’inventaire après décès du comte d’Altamira, Vicente Pio Ossorio de Moscoso, rédigé du 13 au 14 mars 1864, est en effet enregistré comme une oeuvre de l’école de Gérard Seghers, «Un homme ivre à qui une femme offre du vin dans un verre et un garçon qui le nargue de l’autre côté13». Le comte en avait probablement hérité avec la collection Leganés, mais il n’a pas été possible d’en trouver la mention dans les inventaires antérieurs. À une date postérieure à 1864, le tableau entrait dans la collection de la famille Álava à Madrid, descendant du célèbre général Miguel Ricardo de Álava y Esquível, où elle fut conservée par descendance jusqu’à une date récente. (Gianni Papi)

 

 

1. Voir par exemple G. Checchi, « Debiti e ricchezze di un attore », dans Biblioteca Teatrale, XII, 1989, p. 85-97 : cette étude contient également un « Repertorio dei documenti conservati a Parigi e a Firenze riguardanti Scaramouche e i suoi familiari » ; R. Guardenti, Gli italiani a Parigi. La Comédie Italienne (1660-1697) : Storia, pratica scenica, iconografia, Rome, 1990, I, p. 46-82.
2. A. Costantini, La Vie de Scaramouche, Paris, 1695.
3. T. Megale, Fiorillo, Tiberio, in Dizionario Biografico degli Italiani, 48, 1997.
4. Costantini, op. cit., p. 101.
5. Sur l’activité de Fiorilli à Paris voir l’essai de Siro Ferrone, « Scaramouche, Scaramuccia, Scaramouchi : l’attore Tiberio Fiorilli tra Francia, Italia e Inghilterra (1673-1683) », sur la revue en ligne www.drammaturgia.it (mis en ligne le 30 janvier 2012).
6. M. I. Aliverti, “An Unknown Portrait of Tiberio Fiorilli”, in Theatre Research International, 23, 1998, 2, p. 127-132.
7. Archivio di Stato du Lucca, Sardini 124, cc. 3-4. Les notes du manuscrit de Giacomo Sardini ont été publiées par T. Tranta, « Notizie di pittori, scultori e architetti lucchesi per servire alla storia delle Belle Arti ne’secoli XVII e XVIII, dans Memorie e documenti per servire alla storia di Lucca, VIII, Lucca, 1822, p. 136-143. Sur ces notes et sur l’acte de baptême de Paolini voir la monographie de P. Giusti Maccari, Pietro Paolini pittore lucchese, 1603-1681, Lucca, 1987.
8. Cette même année, le 25 février, a été baptisé Francesco Caroselli, fils d’Angelo, voir G. Porzio, « Un’ipotesi per l’attività meridionale di Angelo Caroselli », dans Kronos, 13, 2009 (Scritti in onore di Francesco Abbate. Parte prima), p. 175, N. 18.
9. Le peintre est présent dans le recensement pascal de 1626, il habite avec sa femme et ses trois fils dans la paroisse de Santo Spirito in Sassia, et en juin est confirmé à Saint-Jean-de-Latran son troisième fils, Francesco Caroselli : voir M. Rossetti, “Note sul soggiorno napoletano di Angelo Caroselli (1585-1652), appunti sulla parentesi fiorentina e alcune opere inedite”, dans L’Acropoli, XI, 2010, p. 559. Le 2 août 1627 Caroselli obtient la commande de la pala de San Venceslao pour Saint-Pierre, et le 11 août 1627 il reçoit 50 scudi ; voir O. Pollak, Die Kunsttätigkeit unter Urban VIII, II, Die Peterskirche in Roma, Vienne, 1931, p. 538-539.
10. Voir A. Ambrosini, « Pietro Paolini tra Lucca e Roma », dans A. Zuccari (dir.), I Caravaggeschi. Percorsi e protagonisti, Milan, 2010, II, p. 543-551.
11. L’hypothèse est avancée avec quelque doute par la spécialiste dans M. I. Aliverti, op. cit., 1998, p. 127, puis avec plus de certitude dans A. Ambrosini, M. I. Aliverti, « Sopra un ritratto d’attore inedito », dans Commedia dell’Arte, I, 2008, p. 4.
12. Sur les oeuvres de Pietro Paolini citées et non reproduites, voir P. Giusti Maccari, op. cit., 1987 ; idem, dans Caravaggio e l’Europa. Il movimento caravaggesco internazionale da Caravaggio a Mattia Preti, cat. exp. Milan, Palazzo Reale, 2005, p. 466-475 ; G. Papi, dans G. Papi (dir.), La « schola » del Caravaggio. Dipinti dalla Collezione Koelliker, cat. exp. Ariccia, Palazzo Chigi, éd. Milan, 2006, p. 160-167 ; A. Ambrosini, op. cit., 2010, p. 543-551.
13. « Un hombre embriagado a quien una muger ofrece vino en una copa y un muchacho se le burla al otro lado. Alto 3-5 Ancho 5-6 Marco dorado », cité par J. J. Pérez Preciado, El Marqués de Leganés y las artes, Tesi di Dottorato, Madrid, 2010, II, p. 932.

 

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