Dans le catalogue de l’exposition consacrée en 2014 à Alfred Bellet du Poisat, l’historien de l’art Jacques Beauffet referme son essai en insistant sur le caractère insaisissable de l’oeuvre de cet artiste issu d’une famille aisée de notables installés à Bourgoin-Jallieu: « un peintre dérangeant car difficile à appréhender, un créateur qui intrigue car instable et changeant, un artiste imprévisible auteur d’une oeuvre problématique…1 ». Capable d’audaces esthétiques, intéressé par la recherche et l’expérimentation, sensible aux mouvements de l’art de son temps, Bellet du Poisat n’a toutefois jamais réussi à assumer ses entreprises les plus radicales : il n’a pas cessé de changer de directions en effleurant, avec de belles intuitions, un éventail de postures artistiques. Faisant partie d’une génération intermédiaire, il réalise ses premiers tableaux d’histoire en pleine période romantique et négocie une peinture de paysage personnelle dans le sillage des impressionnistes. Nous le constatons dans sa correspondance – peu abondante –, Bellet du Poisat s’interroge constamment sur le devenir de sa peinture, se remémore la généalogie de ses principales réalisations, puis esquisse des débats théoriques entre la défense du sujet et le rôle de ce qu’il nomme « la poésie des choses ». Entre deux générations, entre deux esthétiques, entre deux conceptions de l’art, son oeuvre est en tension, elle est représentative des débats qui ont marqué le coeur du XIXe siècle. Ceci la rend passionnante au regard de l’histoire de l’art, mais a aussi contribué à la maintenir dans ses marges.

Fortement attaché à ses racines berjalliennes, il s’installe à Paris pour faire son droit en 1845. Il fréquente également l’École des beaux-arts et intègre rapidement les ateliers de Martin Drölling et d’Hippolyte Flandrin. Sa rencontre avec Eugène Delacroix est décisive et établit les fondements de sa philosophie artistique : « Bellet du Poisat serait l’émule de Delacroix, manifestant une envie comparable d’appréhender la condition humaine dans la diversité de ses manifestations, y compris les plus extrêmes, quand l’individu mû par la passion, le malheur ou la révolte, parvient à se dépasser, à se transporter, littéralement, hors de lui2. » Jusqu’en 1865, Alfred Bellet du Poisat peint essentiellement de grandes compositions historiques ou religieuses, qu’il présente régulièrement au Salon, tandis qu’ensuite, sans jamais véritablement rompre avec la peinture académique, il se consacre avant tout au paysage, en particulier aux marines, pour lesquelles il démontre des qualités de coloriste et une sensibilité particulière aux effets atmosphériques.

Les paysages de Bellet du Poisat doivent être observés à la lumière des échanges artistiques nourris avec ses amis artistes et collectionneurs, tels qu’Auguste Ravier, avec qui il partage le goût pour les vibrations de la couleur, ou Félix Thiollier, l’un de ses plus importants collectionneurs, qui a rassemblé dix-sept de ses tableaux, parmi lesquels figure le Clair de lune (port d’Anvers ?), composition nocturne très proche de notre Nuit dans le port où le traitement bouillonnant du ciel est caractéristique du style très personnel de l’artiste. Ils se retrouvent tous les trois autour de la notion de partage, de l’envie de transmettre, et d’une réflexion sur la nature humaine projetée dans des représentations de territoires vierges ou investis par l’homme. Devant La Nuit dans le port, le critique Bertnay écrit avec éloquence : « c’est beau et grand… Il n’y a pas de tableau au Salon dont l’impression soit aussi puissante, il n’y en a pas où l’effet grandiose rêvé par l’artiste soit aussi complètement réussi. Tout cela est peint en pleine pâte, largement, brutalement même. Là, pas de grattages, pas de dessous pour papilloter des terrains, pas de procédé habile… mais tant de forte simplicité. » Dans cette peinture émouvante, Bellet du Poisat choisit de consacrer l’essentiel de la toile à la représentation du ciel nuageux et la mer qui le reflète. La palette de gris et de bleus métalliques est agencée par des touches larges et franches qui suscitent une véritable émotion chez le spectateur, l’emportent dans une fiction, d’une nature décalée par rapport au sentiment impressionniste. Placées à différentes profondeurs, à contre-jour, les silhouettes des bateaux structurent la composition, jouent le rôle de repères pour cheminer vers la ville dans le lointain. Exposée au Salon à Paris en 1879, puis au Salon de la Société des amis des arts à Lyon l’année suivante, La Nuit dans le port traduit l’ambivalence de l’ensemble de l’oeuvre de Bellet du Poisat : prise entre les émotions suscitées par le traitement plastique du sujet et le besoin de se raccrocher à une esquisse de narration, à un argument. On ressent d’ailleurs cette dualité dans les deux poèmes écrits pour ce tableau, par Ernest d’Hervilly et Marius Grillet, puis publiés dans les livrets du Salon, qui insistent autant sur la poésie de l’oeuvre que sur sa dimension potentiellement narrative: « Sous la lune de blancs nuages / Dans le ciel en se poursuivant / Dessinent de grands paysages / Et passent, poussés par le vent… / Tandis que le port est tranquille / Que tout repose dans la nuit / On s’agite encor dans la ville / Dans les cabarets que de bruit ! » (G.P.)

 

 

 

1. Jacques Beauffet, « Bellet du Poisat. Du romantisme à l’impressionnisme », Alfred Bellet du Poisat, du romantisme à l’impressionnisme, cat. exp. Lyon/Bourgoin-Jallieu, Fage/ Musée de Bourgoin-Jallieu, 2014, p. 23.
2. Idem, p. 15.

 

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