Après avoir peint des tableaux figuratifs dans la veine d’un Auguste Chabaud ou du premier Kandinsky, Philippe Gérard adopte, lors d’un séjour décisif en Allemagne, en 1953, le pseudonyme de Frédéric Benrath, afin de rentrer véritablement en peinture, de devenir un Autre, et de suivre ainsi le sentiment romantique selon lequel l’artiste est le fils de son oeuvre, qu’il descend d’elle et non de ses parents. Comme le remarque Pierre Wat, « le choix du pseudonyme est d’abord une façon de dire que l’art est à la fois réengendrement et coupure avec le lien biologique1». Benrath, un nom propre tiré du toponyme d’un château rococo découvert à Düsseldorf. Frédéric, prénom rappelant celui de Nietzsche ou de Hölderlin, mais également une allusion à Caspar David Friedrich: autant de références essentielles de sa formation intellectuelle. La littérature (René Char, Henri Michaux…), la philosophie (Jean-Noël Vuarnet – proche ami ; et Stéphane Lupasco – théoricien de l’antagonisme…) ou la musique contemporaine (Xenakis, Boulez…) sont les principaux domaines qui nourrissent et irriguent sa peinture, bien qu’il défende l’autonomie et les spécificités de son art qui, selon lui, n’est pas soumis directement aux références fondatrices de sa culture.

Au moment où Benrath commence à peindre, les débats sur l’abstraction sont extrêmement vifs en France. Le critique Charles Estienne oppose l’abstraction froide des tenants de la géométrie à l’abstraction chaude, une abstraction lyrique qui se positionne par rapport aux Américains. Benrath triture, racle, griffe sa toile avec une gestualité paradoxale qui détruit l’objet de la peinture tout en recréant un monde pictural inédit. L’angoisse est permanente, son oeuvre est placée sous le signe de l’insécurité. Plusieurs peintures sont d’ailleurs titrées Zone d’insécurité. Au milieu des années 1950, il expose ses premiers tableaux abstraits aux côtés de ceux de Fautrier, Hantaï, Degottex, Messagier, Michaux, ou Tobey…, en particulier dans « Les plus mauvais tableaux de Paris » à la galerie Prismes (1955), accrochage accompagné d’un texte de Julien Alvard, critique influent, qui sera le chef de fil du « nuagisme » ; terme inventé par un détracteur des artistes réunis à la galerie Breteau en 1959, que Julien Alvard reprend à son compte comme emblème du groupe de peintres désignés à l’époque comme des « naturalistes abstraits ». Ce mouvement, que Benrath jugera plus tard comme arbitraire et dont il se distinguera rétrospectivement, s’achève avec l’exposition « Le nuagisme même », organisée par Benrath au musée des Beaux-Arts de Lyon en 1973 et qui rend hommage à Alvard en réunissant les oeuvres de Duvillier, Graziani, Laubiès et Loubchansky.

Au début des années 1960, Benrath abandonne progressivement les griffures au profit de noeuds et de motifs enroulés inscrits dans des paysages abstraits souvent organisés en plusieurs registres chromatiques (bleu, anthracite, beige, orangé). Par la suite, la matière est plus légère, les effets picturaux ramènent tout au plan du tableau, jusqu’à parvenir dans les années 1990 et 2000 à des séries de monochromes distribués en diptyques ou en triptyques où le travail en surface est d’une extraordinaire subtilité.

Notre tableau, daté de 1962, précède de quelques mois l’année que Benrath a passée à Berlin, grâce à l’obtention d’une bourse de la Fondation Taylor, qui lui permit de rentrer en contact avec Michel Butor, Gombrowicz et les musiciens Xenakis ou Berio. Benrath travaille à cette période-là, comme dans le célèbre Je me plie aux mille plis qui me plient et me déplient, sur le sentiment d’asphyxie et de circulation d’air, sur l’effet de souffle qui traverse un espace partiellement saturé. Le geste de Benrath ne fait à aucun moment image mais suscite des émotions, un sentiment, souvent contradictoire ou antagoniste. Sa définition des peintures de Rothko sonne d’ailleurs assez juste pour aborder ses propres recherches : « Elles sont comme des contrées de l’âme pour les déplacements émotionnels2. » (G.P.)

 

 

 

1. Pierre Wat, Benrath, Paris, Hazan, 2016, p. 14.
2. Frédéric Benrath, « Une visite à Londres », Opus, n° 106, janvier-février 1988.

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