« Nous assistons, je crois, à une des plus surprenantes et riches recherches picturales et graphiques » (Claude Simon).

 

L’oeuvre de Gastone Novelli souffre aujourd’hui encore d’une large méconnaissance en France. Aucune de ses oeuvres n’est présente dans les collections publiques, et singulièrement rares sont les publications qui lui sont consacrées ou qui le mentionnent. Pourtant, ce n’est pas faute d’une reconnaissance internationale de l’artiste : depuis sa présence à la Biennale d’art moderne de São Paulo en 1951 jusqu’à l’importante rétrospective organisée par la Fondation Guggenheim de Venise en 2011-2012, Gastone Novelli a bénéficié d’une large audience dans les musées et dans les galeries d’art en Italie, aux États-Unis, au Brésil, en Allemagne, en Suisse, au Japon, en Hongrie, ou encore en Égypte. Pourtant, la France avait une place à part dans le travail de Novelli, qui s’y est maintes fois rendu et usait de la langue française dans ses peintures. Sa relation privilégiée avec de nombreux écrivains de langue française est notable : ses recherches plastiques furent alimentées par des rencontres décisives avec des auteurs tels que Tristan Tzara, Samuel Beckett, Georges Bataille, Pierre Klossowski, René de Solier et Claude Simon. L’élaboration de livres en collaboration avec certains de ces artistes occupe une place importante de ses travaux: il prépare avec Beckett un projet éditorial pour illustrer L’Image ; en 1962, il réalise un livre unique pour Histoire de l’oeil de Bataille, tandis qu’en 1965 il illustre l’édition allemande du livre de Pierre Klossowski, Le Bain de Diane. La relation du texte et de l’image est ainsi au coeur de son esthétique.

Proche des avant-gardes italiennes des années 1950-1960, Gastone Novelli fonde avec Achille Perilli la revue L’Esperienza moderna en 1957, dans laquelle il traduit notamment des textes de Paul Klee. À cette période il découvre le travail de Willem De Kooning et de Jackson Pollock, qui lui inspireront (tel Tàpies à la même époque) une période abstraite très matiérée. À Paris, il avait rencontré André Masson, Hans Arp et Man Ray. Il se liera également d’amitié avec Cy Twombly, qu’il fréquentera jusqu’à sa mort. Mais son intérêt pour les formes contemporaines d’écriture et de peinture est confronté à sa profonde attirance pour les cultures anciennes, grâce auxquelles il acquit un geste artistique neuf dès le début des années 1960, ainsi qu’un répertoire de formes simples parmi les motifs et arabesques anciens. La relation de Novelli aux civilisations anciennes ou archaïques est certainement bien plus enfouie et complexe que ce qu’en
disent ses oeuvres, mais l’on pourra au moins affirmer que ses voyages au Brésil, en Grèce et en Italie furent déterminants dans son travail de plasticien. La peinture et les dessins que nous présentons ici permettent de retrouver cette double origine du travail de Novelli.

La confrontation de la peinture et du langage commence avec l’usage des titres, donnée fondamentale chez Novelli. Le titre de notre peinture, Les Conquêtes de Baybars, indique une volonté illustrative que le tableau détourne. Baybars (ou Baïbars) était un sultan turc qui régna de 1260 à 1277. Ses faits d’armes, notamment sa lutte contre les croisés et sa participation au relèvement musulman au Moyen-Orient face à la menace mongole, furent relatés dans ce qui reste l’un des récits les plus populaires du monde arabe : Le Roman de Baïbars. Mais au-delà de la référence ou de l’illustration, Novelli transforme sa toile en champ de bataille, cherchant à incarner par des moyens plastiques ce que fut pour lui cette figure de conquérant. La sobriété de la toile est frappante. L’espace y paraît brisé, le manque de repères dérange le regard : nul horizon, nul indice. La peinture est dominée par une « non couleur », un raffinement de gris et de blancs, une pâte crémeuse d’où émerge un entrelacs où les motifs peinent à apparaître. Seules quelques traces d’un passage rythment l’ensemble, constellation minimale, points rouges en suspension. Il y a chez Gastone Novelli cet intérêt décisif pour le frottement entre des formes ouvertes, non finies, imparfaites, et les espaces franchement délimités, les signes clairs, les limites. On reconnaît ainsi fréquemment dans sa peinture le rôle crucial de la marge, qui agit comme un répertoire de formes, une réserve, un affleurement, ou, c’est le cas de notre peinture, une menace qui pèse sur l’oeuvre tout entière, prête à l’envahir et à ensevelir la peinture sous le voile rouge de la conquête. Si elle peut rappeler les oeuvres de Barnett Newman, cette bande de rouge semble surtout être ici au service de sujet, non Baïbars lui-même, mais bien l’enjeu de la conquête, la menace de l’invasion et de la mort.

Les dessins qui accompagnent cette peinture rejouent la perte des repères, l’espace pulvérisé, la redistribution des formes sur une grille, un échiquier, les perspectives brisées à la manière d’une Maria Elena Vieira da Silva. C’est un ensemble singulièrement dépouillé de signes, sinon l’alphabet, la machine maritime, ou ces formes fantomatiques en dedans de la matière. La lettre elle-même est utilisée comme un motif figural comme un autre. Claude Simon, qui avait offert une place centrale à Novelli et au récit de son voyage chez les Indiens du Brésil dans son livre Le Jardin des plantes, évoque en ces termes l’usage de la lettre dans sa peinture : « Sur certaines de ses toiles, de longues files de A (la première lettre, le premier son, le premier cri) s’alignent, ondulent, tantôt rétrécissent, tantôt s’agrandissent. Et comme leur hauteur, leur ordre et leur alignement, leurs couleurs subissent, d’une lettre à l’autre, d’infimes
changements, d’infimes modulations, passant du jaune orangé au jaune citron, puis au jaune-vert, puis au vert, et on distingue en peu de temps, à travers les lignes, des formes indécises qui s’ébauchent, des fantasmes de chair et de songe élaborés par la mémoire dans, avec et à travers le langage1. » (P.R.)

 

 

1. Claude Simon, « Novelli ou le problème du langage », in Gastone Novelli, Voyage en Grèce, éd. Trente-trois morceaux, 2015, p. 95-96.

 

 

Gastone Novelli, Sans titre, 1962. Collage, encre de Chine, crayon gras et aquarelle sur papier cartonné, 47,5 x 66,5 cm.

Provenance
– Italie, collection particulière.

Bibliographie
– Ogni universo è un possibile linguaggio. Gastone Novelli : dipinti e disegni, Marco Rinaldi, 2013, Naples, Intesa Sanpaolo, repr. p. 42, n° 31.

 

 

 

Gastone Novelli, Sans titre, 1968, Crayon, fusain, encre, pastel et feutre sur papier cartonné, 68,8 x 99 cm.

Provenance
– Italie, collection particulière.

Bibliographie
– Gastone Novelli, Galerie di Meo, Paris, 2008, repr. p. 53.

 

 

Gastone Novelli, Natante a propulsione varia (Flotteur à propulsion variable), 1967. Crayon et aquarelle sur papier cartonné, 50,2 x 71 cm. Collection particulière.

 

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