C’est un vrai bonheur et presque une révolution dans la connaissance du décor domestique qu’apporte ce dessin de Janmot, de plus de deux mètres de large, récemment découvert et présenté ici pour la première fois (désigné comme grand dessin ou modello dans ce texte). Son charme, sa minutie, en quelque sorte amoureuse, en font certes une oeuvre exceptionnelle indépendamment de son intérêt historique. Mais il est aussi un document irremplaçable sur une des fresques peintes par Janmot dans sa demeure de Bagneux-sur-Seine, dont il ne subsiste aujourd’hui qu’une seule photographie prise devant l’oeuvre très abîmée.

Analyser ce séduisant grand dessin, le situer par rapport à la fresque qu’il représente, suivre le destin de celleci jusqu’à sa disparition, c’est tenter de combler une importante lacune de l’histoire de la fresque domestique française, devenue rare au XIXe siècle dès lors que le papier peint panoramique la concurrence, et c’est aussi restituer un aspect du talent de fresquiste de Janmot dont subsistent si peu de traces.

 

Le scénario de la fresque dite La Famille

Le grand dessin révèle les nombreux détails d’une composition que Janmot peignit dans sa salle à manger et qu’il intitula La Famille, tandis que la fresque lui faisant face était intitulée Les Muses. Sur les autres murs, des paysages peints complétaient ce décor disparu. Le scénario de La Famille regroupe les neuf membres du ménage. Assis à gauche sur une murette qui sert de base à sept colonnettes cannelées surmontées de chapiteaux corinthiens, structure qui rythme le dessin sur toute sa largeur, Janmot dessine sur une feuille posée sur ses genoux croisés, les pieds cachés derrière la murette, tandis qu’un pan de sa blouse d’artiste pend du côté du spectateur. Sur l’avant-scène sont installés tous les membres de sa famille, ainsi que le chien couché, levant la tête vers un maître qui pourtant ne s’y attache guère; sa patte de devant est repliée, l’autre étendue, au pied d’une plante plus petite ici que sur le carton d’exécution. Devant la murette circulent les filles de l’artiste, autour de son épouse Léonie de Saint-Paulet (née en 1829), qui, assise, constitue le centre de la composition. Elle tient debout sur ses genoux Norbert, âgé d’un an (né en octobre 1867), qui conforte la gent masculine tant attendue pour transmettre le nom après quatre filles1. Le motif central du grand dessin rappelle les nombreuses Vierges à l’Enfant, peintes ou dessinées par l’artiste pour le marché. Les deux aînées, Cécile et Marie-Louise (nées en septembre 1857 et en septembre 1858), s’éloignent vers la gauche dans la direction du peintre en désignant le beau jardin arboré. L’autre groupe, à droite, prend la chèvre comme centre d’intérêt. Aldonce (née en avril 1860) apporte des feuillages à la chèvre dressée, qui pose les pattes antérieures sur la murette, impatiente de s’en saisir2. À l’avant-plan à droite, Maurice (né en juillet 1866, âgé de deux ans), accroupi au sol, lui offrirait volontiers la plante poussant à ses pieds ; Charlotte (née en mars 1862), qui se tient d’une main à la colonnette, agenouillée, veille sur lui. À l’arrière, un ange emporte au ciel le petit Henry (décembre 1864 – août 1865), premier garçon si ardemment désiré par Janmot ; Le Passage des Âmes du Poème de l’Âme comporte de nombreuses figures angéliques comparables. Pour autant que la photo aujourd’hui connue (ill. 1) permette de juger, sur la fresque, cet ange ombré se détachait sur un ciel éclairci par endroits, comme le profil à contre-jour du peintre. Le parc, qui a fourni à Cécile les fleurs dont sa capeline est remplie et à Aldonce sa brassée de verdure, sert de cadre à ce charmant scénario.

Quelle fut la fonction de ce très beau et grand portrait collectif ? Ses dimensions (65 x 205 cm) sont inférieures à celles de la fresque (175 x 300 cm), mais les proportions de ces deux formats étirés en largeur sont très semblables. Les deux oeuvres présentent la même compartimentation en six zones limitées par les colonnettes, visibles même sur la photographie « Druet », mais le dessin apporte des renseignements imperceptibles sur la reproduction de la fresque disparue.

 

Bagneux, une maison d’artiste

Dès juin 1867, Janmot, sans grand espoir d’obtenir des commandes de grands décors à Paris après l’avatar de Saint-Étienne-du-Mont, s’installe à Fontenay-aux-Roses et décrit son état financier à son ami Chenavard: « Quand une maison compte un personnel de douze personnes, dont une institutrice, une nourrice, il faut cultiver autre chose que le beau pour récolter des subsides3. » Il se résigne alors à enseigner le dessin, pour un salaire assez modeste, dans la récente fondation d’un collège de garçons par le Tiers-Ordre enseignant dominicain, située à Arcueil, proche de Bagneux. Comme à Oullins (près de Lyon), Janmot retrouve dans ce collège d’enseignement secondaire de profondes amitiés, en particulier le Père Captier avec lequel il se souvient de Lacordaire.
Il achète alors une maison non loin d’Arcueil, dont il détaille la transaction à son ami d’enfance lyonnaise, Paul Brac de la Perrière, devenu un avocat renommé : « J’ai acheté une cambuse sise à Bagneux à un quart d’heure d’ici (Fontenayaux- Roses). Sur 20 000 fr de mise à l’enchère, 50 ajoutés m’ont rendu adjudicataire. Le manque d’accord parmi les cohéritiers indivis a empêché la surenchère, que paraît-il tout le monde attendait dans le pays ce qui aurait écarté les amateurs et ce dont l’avoué m’avait prévenu. Le terrain vaut là, sur la route, une moyenne de 10 fr le mètre. Il y a 3430 m plantés de magnifiques arbres. Les bâtiments se composent d’une maison, d’une écurie et une remise. La vue s’étend jusqu’à Paris et n’est pas de celles que je chéris, car le pays est bien moins beau qu’à Fontenay4. » Dans une seconde lettre à Paul Brac, Janmot explique pourquoi il entreprend de décorer de fresques les murs de sa salle à manger : « Le temps de mes vacances a été absorbé par un si rude travail que je suis bien en retard vis-à-vis de toi. Ce travail est l’expérience en grand de mon nouveau ciment pour les grandes fresques. N’ayant pas de commande, je me suis servi de mes murailles. Sans pouvoir juger convenablement la chose non encore terminée et non séchée, je pense que la réussite n’est pas mauvaise5.» Le calendrier de l’exécution est précis : « Je compte finir la semaine prochaine ma formidable entreprise de fresque. C’est bien vrai que c’est bête de travailler pour M. Bismarck, mais il faut bien faire quelque chose, et puis cela donnera peut-être des idées6.» Dès son âge d’étudiant, l’artiste s’intéresse à la technique de la fresque. Il assiste aux premiers essais de peinture à la cire que risque son maître Victor Orsel dans sa chapelle de Notre-Dame-de-Lorette. Pendant l’été 1866, passé à Neauphles, Janmot collabore avec le pharmacien chimiste du lieu et met au point un nouvel enduit pour la fresque ; il fait la publicité de son invention en 1867 : « Sais-tu que je suis exposant au Champ-de-Mars, dans la galerie du “matériel des arts libéraux”, pour un perfectionnement assez sérieux de la fresque au point de vue de la solidité. J’ai fait la chose en collaboration d’un chimiste et il a fallu assez piocher. Mais le tout passera inaperçu car Baltard est le chef du jury de cette classe7. » Or, selon l’artiste, Baltard (architecte de l’église Saint-Augustin où Janmot n’a obtenu aucun décor) cumule une double tare, il est à la fois architecte et protestant. L’année suivante, Janmot expose au Salon une Vierge à l’Enfant peinte sur un « nouvel enduit durcissant à l’air et à l’humidité » (n° 1316), et, en 1869, un Carton de fresque (n° 2849). Le peintre a donc une réelle expérience pour exécuter les deux fresques dans la maison qu’il vient d’acheter à Bagneux en quelques mois de travail intense. Il s’y installe avec sa famille peu avant le 28 avril 1868 et la fresque est terminée à l’automne. Mais après la naissance de Marthe, cinquième fille du ménage, en juin 1870, la mort de Léonie de Saint-Paulet le 8 août 1870, à l’âge de quarante ans, et les menaces d’une invasion prussienne, mettent un terme à la résidence des Janmot dans cette demeure. Les enfants, avec le nouveau-né, sont envoyés à Alger par un des derniers trains en circulation, et Janmot reste seul dans Bagneux désert pour évacuer à Paris ses oeuvres les plus précieuses, avant de s’embarquer à son tour pour Alger, via Lyon, qu’il atteint on ne sait comment.

 

Le grand dessin ou modello et les cartons d’exécution de la fresque

Entre 1868, année d’arrivée à Bagneux, et le retour tragique de Janmot le 8 juin 1871, à quel moment le grand dessin a-t-il été exécuté ? Si cette oeuvre a été dessinée d’après la fresque, elle ne peut guère dater de l’année 1869-1870, surchargée ; elle pourrait se situer lors du retour de Janmot à Bagneux, après les drames (deuil et invasion prussienne), à partir de juin 1871, ce serait alors un message commémoratif, touchant et triste d’une vie familiale à jamais brisée. Mais on s’étonnerait alors de sa dimension et du soin apporté aux proportions du format.
Il s’agit plus vraisemblablement du carton de présentation ou modello, à dater vers l’automne 1868, fixant le scénario, choisissant les attitudes, s’appuyant sur les croquis d’après nature, bref, montrant par avance l’aspect de la fresque à venir, dans un format plus petit, mais géométriquement conforme à la réalisation. Depuis très longtemps, Janmot prend de nombreux croquis de ses filles. Certains sont directement utilisés dans cette composition, par exemple la fillette vue de dos portant une brassée de feuillage, dessinée sur le vif en 1867 dans le jardin de Fontenay-aux-Roses; les autoportraits de l’artiste abondent, ainsi que les très jolis portraits au pastel de ses ravissantes filles. Janmot possède donc un matériel important qu’il « connaît par coeur » et qu’il transpose dans le grand dessin avec une tendre minutie et une poésie pleine de charme.

Il faut distinguer nettement le grand dessin des cartons d’exécution en taille réelle des deux fresques, Les Muses et La Famille, qui ont été retrouvés. Tracés sur de forts papiers, ils ont été conservés en rouleaux que j’ai pu voir étalés au sol par les aimables descendants, et que j’ai rapidement photographiés à main levée, à titre de repérage. Ils sont tous mis au carreau, un tracé épais et foncé reproduisant les lignes finement exécutées du grand dessin. Les cernes noirs dégagent l’essentiel des croquis minutieux et montrent les réelles capacités de synthèse de l’artiste. Le carton des Muses était plus complet, bien que déchiré, que celui de La Famille, dont certains portraits semblent avoir été prélevés. L’oeuvre présentée au Salon de 1869 sous le nom de carton pourrait être plutôt notre grand dessin, évidemment plus flatteur que les rouleaux.

Le grand dessin reflète une joie de vivre de ces quatre filles qui se retrouve dans les mémoires rédigées par Cécile, âgée. Très embelli, ce récit donne pourtant des détails vérifiables : la chèvre, recrutée pour fournir un appoint de lait, le chien, les superbes meubles du salon, recouverts de belles tapisseries d’Aubusson, dans un ensemble blanc et or, les séances de guignol lyonnais, données par l’artiste, caché dans un théâtre, les jolies capelines confectionnées par Léonie pour ses filles, le bonheur bruyant des filles à l’annonce d’une nouvelle naissance… ce contexte, même idéalisé, est reflété par notre grand dessin. Mais, de façon stupéfiante, il s’oppose radicalement aux deux dessins tragiques du Poème de l’Âme composés à la même date et exposés au Salon de Paris de 1868, Sans Dieu et Le Fantôme. Le dessinateur y met en image une remarquable intuition de la hantise d’engouffrement, qui fait de l’artiste un puissant explorateur de l’inconscient : tel est le revers dramatique de Janmot. Rien de cela n’apparaît dans le grand dessin, si ce n’est, pourtant, son visage tourmenté.

 

Destin des fresques de la salle à manger

Il faut reconnaître à Victor de Laprade, bruyant opposant de Napoléon III, un don prophétique, puisque, dès 1867, il écrivait à Janmot : « Vous aurez les Prussiens à Fontenay, et on vous accusera de les y avoir amenés, parce que vous allez à la messe8. » En effet, l’état-major prussien, lui aussi, apprécie cette « vue étendue jusqu’à Paris » qu’il assiège, et s’installe dans cette belle maison. De retour le 8 juin 1871, Janmot décrit les dégâts : « le rez de chaussée sali à fond et des rangs d’énormes clous à distance rapprochée dans les peintures de la salle à manger… le côté de la famille est le plus abîmé, sans être toutefois irréparable ; les muses ont moins souffert, beaucoup moins, les trous de clous ne portant pas dans les têtes ou les mains… je vous avoue que je ne croyais point trouver tout cela en si peu mauvais état ». Le salon n’a pas trop souffert non plus, exempt des « grosses têtes prussiennes avec inscriptions, faites avec mes couleurs et mes pinceaux » dont, hélas, il n’en relève pas le texte9.

De plus banales discordes familiales, routine et négligence, ont délaissé les restes des fresques. En 1904, Félix Thiollier vient en pèlerinage avec Emma, qui s’en souvenait. En 1913, la Commission du Vieux Paris commandite le photographe renommé Eugène Druet, spécialiste du relevé des peintures contemporaines, dont Hervé de Christen a découvert la signature discrète sur la photographie de la fresque de La Famille, longtemps attribuée, à tort, à Félix Thiollier. Bien publié en hors texte, de l’année 1913, le relevé photographique de Druet montre l’oeuvre de Janmot endommagée, cependant encore récupérable (ill. 1). Janmot l’avait-il restaurée après 1871? Le mépris idéologique de la peinture dite académique, et surtout l’augmentation de la valeur locative en périphérie parisienne, ont à jamais détruit ce rare et talentueux exemple de décor civil à la fresque, et si le grand dessin ne le remplace pas entièrement, du moins révèlet-il superbement un aspect du talent de Janmot difficile à connaître. Élisabeth Hardouin-Fugier

 

 

 

 

1. Janmot à Mme Ozanam, Fontenay-aux-Roses, 28 août 1867, archives des descendants.
2. L’un des rares dessins préparatoires de ce carton (collection particulière) fixe en quelques coups cette figure.
3. Janmot à Chenavard, sans date, vers le 10 février 1867, archives des descendants.
4. Janmot à Brac, 11 juin 1867, idem.
5. Janmot à Paul Brac, Bagneux, 15 septembre 1868, idem.
6. Janmot à Paul Brac, Bagneux, 19 octobre 1868, idem. Effectivement Janmot semble avoir conduit Charles Blanc auprès de cette oeuvre, après la guerre.
7. Janmot à Paul Brac, Fontenay, 11 juin 1867, idem.
8. Laprade à Janmot, 26 avril 1867, idem.
9. Janmot à Cécile, Paris, 8 juin 1871, idem.

 

 

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